Pour une démocratisation de la culture du design en France
Alors que les enjeux d’écoconception, de transformation digitale, d’éducation au regard, offrent aux designers assez de sujets de réflexion pour les longues soirées d’hiver qui s’annoncent, le mot « design » résonne encore dans l’inconscient collectif comme une discipline dédiée à la conception d’objets froids et réservés à quelques esthètes.
Pourtant le design a une vision du monde à faire valoir. Quelle nouvelle proposition de valeur peut-il apporter dans une société d’expériences et d’usages ?
Comment promouvoir les méthodes de conception basées sur un équilibre fonctionnel et esthétique ? Comment faire entrer cette culture dans les entreprises ?
(Le design, une définition entre deux chaises)
Difficile de cerner les contours du design, surtout quand celui-ci est à la jonction d’un clivage datant de plusieurs siècles, opposant un Art Majeur à un Art Mineur.
On trouve trace de cette dichotomie dès le moyen âge autour des notions d’un Art dit mécanique réservé à la désignation des activités manuelles et des arts libéraux décrivant les activités d’ordre intellectuel.
Cette séparation très judéo-chrétienne (le corps et l’esprit) connait son premier bouleversement à la Renaissance. Les artistes revendiquent une dimension intellectuelle à leur Art se détachant ainsi de l’artisanat.
C’est au XIX siècle, à travers notamment l’Art nouveau qu’émerge une première tentative de réconciliation entre les Arts. Cette volonté de ne plus opposer le beau et l’utile est à l'origine du design moderne.
Cette belle idée connait son premier schisme en 1950 avec l’essor des designers industriels qui, comme pour se démarquer des Arts décoratifs jugés futiles, réduiront le champ du design : aux meubles, à l’art ménager, ou encore aux luminaires. Pour le dire autrement, dans la seconde moitié du XXème siècle, point de salut pour le design en dehors de l’industrie.
Cette obsession des designers industriels français à se démarquer des « décorateurs » a des répercussions encore fortes, de nos jours, sur la perception du métier de designer par le grand public.
En 2022, dans une société en pleine transition numérique, où l’usage remplace la possession, où le service prend le pas sur l’objet, ramener la figure du designer à un concepteur de chaise (hors de prix) est un véritable problème.
Quelle place pour les Web designer, UX designer, Graphic designer, Interactive designer, Motion designer, Sound Designer etc. ?
Peut-être touchons-nous ici au premier enjeu de la démocratisation du design : élargir son utilisation dans le langage commun à toutes les problématiques (notamment celles liées au digital) et débarrasser le mot de son élitisme désuet dans le but de l’ériger en modèle de conception.
C’est la proposition du « design thinking ». Élaboré à l’université de Stanford dans les années 1980, il ne devient un buzzword en France qu’à partir de 2014 (dans les milieux autorisés). Mais au-delà de voir fleurir des openspaces recouverts de post-it, qu’en est-il de l’adoption du design comme méthode de conception par les entreprises françaises ?
La France n'a pas de culture design
Alain Cadix(Les designers, coincés entre “effet waouh” et invisibilité)
Alain Cadix dans son rapport, commandé par feu le ministère du redressement productif, affiche un constat plutôt direct : « la France n'a pas de culture design ».
Que cette réflexion sur la culture du design émane d’un ingénieur n’a rien d’anodin. La France est un pays d’ingénieurs. Les mathématiques sont enseignées dès le primaire, la filière scientifique reste la plus valorisée du secondaire et nos capitaines d’industrie sortent en majorité de polytechnique.
Alors que le design est censé être — selon la définition du Bauhaus, « une science de l’art appliqué », la concentration du crédit scientifique dans les filières d’ingénieur a pour conséquence de réduire le design à de « l’art appliqué ». Vidé de sa dimension de recherche et de sa méthode, le travail du designer en est réduit à son « style ».
La raison n’est plus questionnée. L’émotion est l’unique objet de recherche à travers le sacro-saint « effet waouh ». L’innovation est érigée en modèle, au sacrifice du fonctionnel. On veut du beau, du nouveau, du toujours plus haut. De manière assez intrigante, cette norme semble intériorisée par les créatifs eux-mêmes, comme l’explique Véronique Vienne, membre honoraire de l’AIGA (American Institute of Grahic Arts).
Les graphistes français proposent des compositions qui subvertissent le langage graphique. Ils se risquent à une imagerie non conventionnelle, dans une tentative de créer une réponse émotionnelle, une réaction d’ordre viscéral, pas très différente d’un coup de cœur.
Veronique VienneUne des raisons avancées par Oriane Juster est : la nécessité de sortir du lot pour exister et gagner sa vie dans un « star système » qui ne valorise que la singularité créative.
Car voilà qu’après s’être fait amputer de sa dimension scientifique le designer se voit accorder (ou pas) la reconnaissance de sa capacité créative à l’aune de sa popularité d’Artiste.
Cette situation n’est pas nouvelle : au XIXème siècle, Léo Laborde, un homme politique français, conseillait aux industriel de « demander leurs modèles à des artistes plutôt qu’à des praticiens sans initiatives et sans idées ».
La démarche de la commande publique et des entreprises consistant à commander du « Stark » du « Charlotte Perriand » ou du « Jean Nouvel » nous révèle que cette croyance collective est encore vivace de nos jours.
C’est le 2ème enjeu de la démocratisation de la culture du design : le designer, au-delà de son style, possède une expertise « dure » fondée sur une approche empirique des problématiques, inspirée par une forte culture des design system qui l’entourent, et basée sur quelques savoirs académiques comme l’analyse, le rythme, la composition dans l’espace, l’équilibre.
(le design, encore trop exclu du processus de décision)
L’avènement de l’iPhone et de son écosystème applicatif a joué un grand rôle dans la perception du design vis-à-vis du grand public. Elle a rendu sensibles, les démarches de conception orientées utilisateur, à travers une ergonomie sans concession esthétique.
Aujourd’hui, ces interfaces donnent encore la tendance pour de nombreux acteurs; cependant, si elle a diffusé cette culture du design first, elle ne l’a pas démocratisée, comme nous l’explique Jean-Louis Frechin.
Souvent, dans les grandes entreprises, l’intégration du design est traitée comme une simple fonction plutôt que comme une vision. La culture de ses atouts est faible. Il est souvent déployé comme un système de recettes réplicables, notamment au sein d'entreprises de consulting.
Jean—Louis FrechinRéussir à tirer parti de tout le potentiel du design nécessite aujourd’hui pour une entreprise, un très haut niveau d’intégration. Le rapport d’Alain Cadix le préconisait déjà en 2013, en appelant à « renforcer la relation indispensable entrepreneur/designer ».
Nous touchons ici au déficit de pouvoir décisionnaire accordé aux designers dans les entreprises françaises. Selon « designers interactifs », seuls **21,6% des équipes de designers sont rattachés à la direction générale**. On n’ose à peine demander si quelques membres du comité de direction sont eux-mêmes designers.
En plus d’être une source de frustration assez considérable, cette absence de designers, là où se conçoit une partie essentielle du design, est un frein à sa démocratisation et aux succès des entreprises. « Sur les affiches, on n'ose plus rien. Au Théâtre d'Orléans, les images disparaissent au profit d'une typographie destinée à faire passer le message en gros. C'est de la déco. » - Dr. Pomme
C’est le 3ème enjeu que nous avançons. De la même manière que le Marketing s’est fait une place depuis les années 70 dans les instances de décision des grandes entreprises, le design doit faire valoir sa légitimité. Cela est d’autant plus pertinent que le design comme promoteur d’efficience, de sobriété et d’esthétisme a de belles cartes à jouer dans une société au bord de l’indigestion informationnelle.