La langue de Shakespeare est-elle en train de tuer celle de Molière ?

 

Shakespeare, Molière : c’est l’heure du duel ! « Organisons un call », « je vous forward le mail », « c’est cool »…

Quand la langue de Shakespeare s'infiltre : 

La langue de Shakespeare s’est insidieusement infiltrée dans notre langage courant, devenant un automatisme et parfois une évidence. Pourtant, dans certains cas, de fervents défenseurs de la langue de Molière (parfois - souvent - les mêmes qui ont prononcé les phrases ci-dessus), sortent l’étendard, et s’en offensent. Leur phrase préférée : « on est en France, on parle français ! ».

Shakespeare dirait : to speak english or to speak french ? Molière répondrait : « - Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire ? - Qui parle d'offenser grand'père ni grand'mère ? » (Les femmes savantes). Laissons-leur donc la parole, afin de démêler cette question.

- Molière : Mon cher Shakespeare, je me trouve aujourd’hui bien embarrassé. J’entends ça et là que la langue française se perd, au profit de l’anglais… Et « il est généreux de se ranger du côté des affligés. » (La critique de l'école des femmes). Ne voyez donc pas là une attaque personnelle. Je m’interroge pourtant quant à ce phénomène nouveau. Le monde a bien évolué depuis notre passage. La globalisation et la mondialisation ont importé toute une culture, allant de pair avec l’insertion de votre langue au sein de la nôtre. Nous voilà donc réduits à parler d’ « after », ou de « smartphone », comme si nous n’étions plus capables d’inventer de nouveaux mots et d’exploiter la richesse de notre propre langue ! 32 000 mots usuels pardi ! J’ai même entendu dire l’autre jour que le mot « selfie » était entré dans le dictionnaire ! « Les langues ont toujours du venin à répandre. » (Tartuffe)

- Shakespeare : Allons, allons mon très cher Molière, gardez votre calme. « Il n’est pas de vice si simple qui n’affiche des dehors de vertu. » (Le marchand de Venise).

Des langues en mouvement

Je ne vous apprends rien en vous disant que votre langue est issue de multiples influences, et qu'avant vous (et après vous) elle a connu (et connaîtra) de fortes évolutions. Vous l’avez vous-même tordue et distordue avec virtuosité dans vos œuvres ! 

Nous parlons de « langue vivante », bien parce qu’elles sont toujours en construction et donc jamais définitives.

 

La mondialisation est aujourd’hui un fait, avec certes ses vices. Mais pourquoi ne pas appréhender les anglicismes comme un enrichissement plutôt qu’un appauvrissement ?

 

La mondialisation s’est accompagnée de la digitalisation, et donc de l’affranchissement des frontières physiques. À notre époque, il était rare pour le commun des mortels, d’être dans l’obligation de communiquer avec des étrangers. Maintenant, cela se fait quotidiennement sur Internet. De nouvelles notions ont vu le jour, et il a fallu les nommer. Prenons l’exemple de « selfie ». Le mot est apparu en même temps que la naissance du concept. Lui trouver un équivalent français vient à l’encontre de son usage universel. Nous n’avons donc pas enlevé un mot à votre bien-aimée langue française, mais plutôt nous en avons ajouté un !

Des langues comme signes d'ancrage

- Molière : J’entends William, j’entends. Cependant, le mécontentement est présent auprès des miens. J’entends dire que la langue française est morte, au profit de l’anglais. Et pardonnez-moi, je me retourne dans ma tombe. « Je regarde ce que je perds Et ne vois point ce qui me reste » (Psyché). Les langues sont le reflet d’une culture entière. Elles participent à l’identité de cette culture. Pour citer Hobbes, « l'usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal et l'enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots » (Léviathan, I, 4). C’est dire à quel point notre langage sera déterminant dans notre manière de penser ! C’est donc tout un mode de vie, et toute une histoire qui se trouvent dilués dans la vôtre.

- Shakespeare : Mais voyons mon bon ami ! Je suis tout à fait d’accord avec vous (et Hobbes) sur l’importance du langage. Mais nous n’en sommes pas à la dernière heure de la culture française. Je vous sens bien chagriné. Je vous accorde que l’utilisation à tout bout de champs de mots anglais peut devenir ridicule, mais quand ceux-ci apparaissent d’un naturel certain dans une phrase, ils ne font de mal à personne.

Je conclurai en ces termes : « Attention, monseigneur, à la jalousie ; c'est le monstre aux yeux verts qui tourmente la proie dont il se nourrit. » (Othello)

Molière - « On est aisément dupé par ce qu'on aime. Et l'amour-propre engage à se tromper soi-même. » (Tartuffe).

Il apparaît évident que Shakespeare et Molière s’apprécient bien trop pour se battre. Rien de dramatique et pas de fin tragique en perspective : l’anglais ne tuera point le français. Les langues s’influencent entre elles depuis toujours et pour toujours. L’anglais doit d’ailleurs une bonne partie de son vocabulaire à la langue française (certains disent jusqu’à deux tiers !)… Donc mis à part ce trentenaire en costume/baskets qui sirote son cocktail en vous disant qu’il est bien trop « busy » en ce moment, prônons tolérance et ouverture !

NB : Ces dialogues sont purement fictionnels.